Chapitre 5

 

La Commune d’Amsherdam était en voie de construction en bordure d’une des rares taches presque blanches de la carte à la frontière est de la Brétanye. La route se transformait en large chemin creusé d’ornières sur les dix derniers klims et montait entre des bois impénétrables où la printane commençait à peine de poser un brouillard de bourgeons entrouverts. Puis on débouchait dans une large cuvette en forme de larme où serpentait une petite rivière. La Commune était à peine visible depuis les collines, sinon par la forme trop régulière des parcelles défrichées le long de l’eau, des jardins et des champs aux rangées déjà bien vertes ; la température était plus douce dans la vallée – microclimat qui avait fait choisir le site. Quelques centaines de Bleues de tous âges, venues de Wardenberg et de plusieurs de ses Communes, s’y employaient à construire ce qui serait la Capterie et ses dépendances, et à dresser en amont le petit barrage qui fournirait plus tard l’énergie nécessaire. Un village de tentes de toile se dissimulait dans un bois de grands hêtres rouges. On dirigea Lisbeï, sa chevale et ses deux mules vers un ensemble de cinq cabanes en rondins installées près de la rivière, sans doute depuis longtemps : des parterres de jonquilles éclatantes les entouraient et des vignes vierges s’accrochaient à l’un des murs de bois patiné. Trois Bleues se trouvaient sur la galerie de la plus grande des cabanes, visages invisibles dans l’ombre.

« Des renforts, dit l’une, sans bouger du fauteuil où elle était affalée.

— Joie », dit l’autre du même ton maussade, depuis l’autre fauteuil.

Lisbeï s’immobilisa, un peu déconcertée : « Je cherche les patrouilleuses ?

— Pas possible ? » dit la troisième Bleue depuis le plancher où elle était assise, jambes étendues.

La porte de la cabane s’ouvrit et les trois Bleues se redressèrent un peu, sans pourtant se lever. Une petite silhouette trapue se dessina dans l’encadrement, devint une femme d’une quarantaine d’années aux cheveux gris coupés ras, en veste et pantalon de cuir sombre, qui s’avança vers Lisbeï en clignant des yeux dans le soleil.

« Paix en Elli. Je suis Nance, la capte de la patrouille d’Amsherdam.

— Paix en Elli », dit Lisbeï, soulagée. Elle mit pied à terre. « Je suis Litale. J’espère que je n’ai pas trop de retard ? Il y avait des crues près d’Osberg.

— Litale, eh ? » La femme tendit la main et Lisbeï la prit, se rappelant à temps la coutume de Wardenberg. Les doigts de Nance se refermèrent sur les siens comme un étau délicatement contrôlé et Lisbeï pensa soudain à Kélys, peut-être parce que c’était la même aura de force assurée. « On en attend encore quatre autres, continua la Bleue. Myne va vous montrer où mettre vos affaires. Quand vous aurez terminé, revenez ici, on fera l’inventaire de vos rations. Gerd et Kolia vont décharger les mules. »

Les trois Bleues se levèrent sans manifester trop de hâte. Lisbeï attendit de voir qui ferait quoi pour assortir noms et personnes. La jeune Bleue qui avait été assise par terre vint prendre les rênes de sa chevale : Myne. En passant près des mules, Lisbeï entrevit les mains de Gerd – ou de Kolia – occupées à défaire les courroies. Une grande croix noire était tatouée sur la main droite. Lisbeï jeta un coup d’œil à la dérobée sur la main de Myne qui tenait les rênes ; il n’y avait rien dessus. Plus tard, à la douche commune, elle vit les épaules de la jeune Bleue, et la tache noire qui couvrait chacun de ses tatouages de Famille. Au repas du soir, elle put distinguer Kolia de Gerd : Kolia avait une seule main tatouée ; elle était plus jeune que Gerd, aussi. Comme Myne, elles étaient originaires de Wardenberg.

Un peu inquiète, Lisbeï attendit l’arrivée des autres Bleues annoncées ; il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’elle pourrait se retrouver dans une patrouille avec des exilées. C’était aussi à cela que servaient les patrouilles, elle le savait pourtant, mais c’était encore une de ces données qui restent inertes dans l’esprit tant qu’elles ne sont pas confrontées à une réalité. Pour les récidivistes et les violentes, après l’exil intérieur et l’exil dans une Bouture, avant l’exil temporaire dans une Mauterre non létale, il y avait l’exil dans une patrouille. J’aurais dû y penser, pourtant : à Wardenberg… confia-t-elle à son journal. Après deux années de séjour, elle commençait à voir au-delà de la politesse caractéristique de la Famille et à remarquer le nombre des mains diversement tatouées. Si on était attachée aux manières à Wardenberg, c’était aussi que les risques d’explosion étaient toujours près de la surface. Trop de monde dans trop peu d’espace, ou plutôt trop de boîtes différentes ; le passé pèse encore trop lourd à Wardenberg : la haute ville, la basse ville, les quadrants, les quartiers, les travailleuses des souterrains et celles des champs, les « propriétaires » et les « locataires », le nord et le sud de l’île, les anciennes castes, les familles », un siècle d’enfermement pour creuser les divisions, les querelles héritées des ancêtres et dont les traces ne sont pas effacées, même si les raisons en sont oubliées… « L’instabilité » des Wardenberg n’est pas seulement génétique.

Mais les quatre autres Bleues appartenaient à des Familles de Baltike : Sairle et Linde étaient compagnes et venaient de Capanagh, Berte et Mégyn venaient respectivement d’Oslova et d’une de ses Communes ; c’étaient toutes des patrouilleuses « ordinaires » : la trentaine dépassée, normalement Bleues après une quinzaine d’années de Service et une demi-douzaine d’enfantes chacune, fraîches émoulues de leur entraînement préalable, pas très enchantées d’être en patrouille mais pleines de bonne volonté. Le mélange d’exilées et d’ordinaires n’était sûrement pas dû au hasard, conclut Lisbeï, en constatant que Gerd ferait équipe avec Berte et Mégyn, Kolia avec les deux autres, et qu’elle-même, avec Nance, encadrerait Myne. Ni Gerd ni Kolia n’étaient dupes, c’était évident à leur aura sarcastique et butée à la fois. Myne… Tout était égal à Myne. Les autres ne connaissaient d’elle que maussaderie et silence, avec d’occasionnelles remarques acerbes, mais Lisbeï ne pouvait pas échapper à la souffrance qui brûlait en dessous ; il y avait une obscurité lourde autour de Myne, la fumée d’un incendie invisible qui ne s’apaisait pas. Ici comme ailleurs, la règle de discrétion interdisait à Lisbeï de poser des questions – mais si elle ignorait les détails, elle savait comme les autres quel était le fardeau de Myne : Myne avait tué, sans préméditation mais dans un emportement de rage ou de jalousie. Elle le regrettait – oh, elle le regrettait. Pas de récidive en perspective, certainement : un jour, si elle le désirait, une fois sa peine achevée, elle pourrait revenir dans sa Famille. Mais Myne ne le désirait pas. Pour le moment, Myne ne désirait rien. Ou peut-être ne rien sentir, être morte.

Lisbeï pensait à Loï. À la bagarre avec Méralda. À l’histoire qu’elle s’était racontée, juste avant de quitter Béthély, l’histoire où elle convainquait ou forçait Tula de s’enfuir avec elle dans les Mauterres, juste assez loin et assez longtemps pour être toutes les deux stérilisées au retour, Bleues, renégates mais libres… Myne n’avait pas besoin de sa compassion honteuse et vaguement horrifiée, cependant ; les timides tentatives d’approche de Lisbeï, dans les journées précédant le départ de la patrouille, s’échouèrent toutes sur le même silence fermé.

Le groupe ne resta pas longtemps à Amsherdam, qui était simplement le point de rassemblement. On se rendrait plus à l’est pour installer un nouveau poste permanent en bordure d’un territoire gris clair sur les cartes, « maintenant que la civilisation nous a rejointes », comme le dit Nance. Là, on se livrerait aux activités habituelles des patrouilles : cartographie, prélèvements réguliers d’échantillons d’eau, de sol, de faune et de flore. Et le reste, dont Lisbeï avait commencé à prendre conscience en chemin. Wardenberg lui avait octroyé des rations alimentaires pour un mois ; la patrouille durait trois mois. Comme les Familles, les patrouilles étaient censées être autosuffisantes en nourriture ; elles se nourrissaient sur le terrain. Peu d’espoir de trouver suffisamment de noix, de tubercules et de fruits pendant les mois de printane, si loin au nord. On chasserait.

Béthély était presque totalement végétarienne ; on consommait des œufs mais il n’était pas question de manger les pescas de la Douve, les poules, les oveines ou les vachettes : elles étaient bien plus utiles vivantes. « Ce sont des créatures vivantes, indépendamment de leur utilité », avait remarqué Mooreï, lorsqu’Antoné avait donné cette explication à l’un des pourquoi de la petite Lisbeï. Antoné avait eu l’air de s’empêcher très fort de répliquer mais elle n’avait pas répliqué, et Lisbeï avait donc adopté sans plus de discussion le credo de Béthély. Elle avait appris ensuite que d’autres Familles, même en Litale, ne le partageaient pas, mais cela rentrait dans la désormais familière catégorie « autres Familles, autres mœurs » : les différences étant à connaître et à accepter, non à critiquer. Lisbeï n’avait jamais mangé de viande, même à Wardenberg. Lisbeï n’avait jamais chassé non plus, bien sûr. Tiré sur des cibles mobiles, oui – mais pas vivantes. Elle savait, intellectuellement, que lorsqu’une animale était trop malade, la capte vétérinaire se chargeait d’abréger ses souffrances. Mais ce n’était pas pareil !

Là où devait être établi le nouveau poste, elles bâtirent la première cabane en rondins – la réserve où seraient entreposées les rations de nourriture sèche et concentrée apportées par les unes et les autres. Nance fit ensuite un petit discours qu’Antoné, se dit Lisbeï, n’aurait sans doute pas désavoué : elles étaient toutes des Bleues désormais, elles ne dépendaient plus de leur Famille (même si plusieurs y retourneraient après leur patrouille) et elles étaient là pour apprendre à survivre. Les humaines faisaient partie de la nature (« de la Tapisserie », traduisit intérieurement Lisbeï – un automatisme dont elle ne s’était pas débarrassée à Wardenberg), ni plus ni moins que les autres animales. Les chevales mangent de l’herbe, les araignées mangent des insectes, les carnivores mangent de la viande… « Et les humaines sont des omnivores. Ce qui signifie qu’elles peuvent manger presque de tout. C’est ce qui nous rend plus adaptables que le reste des animales. Vous êtes ici (elle fit un geste englobant la clairière encore mal défrichée, les bois touffus alentour, le cid qui se couvrait), pour apprendre à vous adapter. Et à survivre. Dans n’importe quelles conditions. »

Lisbeï sentit l’intention de Nance juste avant son mouvement mais, même ainsi, elle fut surprise par la rapidité de l’attaque. Elle se retrouva le nez dans l’herbe, les bras retournés dans le dos, un genou dans le creux des reins. Puis Nance l’aida à se relever avec une force inattendue pour une femme qui lui arrivait à peine au menton. Sans lâcher Lisbeï, mas en regardant les autres pétrifiées, la Bleue ajouta d’une voix douce : « Y compris ces conditions-là. »

Mais on construisit d’abord deux autres cabanes ; la printane était pluvieuse et assez fraîche dans cette région, et personne n’avait l’intention de passer trois mois dans les tentes. On faisait la taïtche chaque matin mais l’entraînement ne commença pour de bon que vers la fin du premier mois, après que les Bleues de Baltike eurent vraiment endurci leurs muscles, qu’on eut pris contact avec l’autre poste de patrouille situé plus au sud et qu’on se fut partagé le territoire à couvrir. Et, remarqua Lisbeï avec un mélange d’amusement et d’inquiétude, après le quasi-épuisement des rations apportées par chacune. Elle était la seule à qui cela posait vraiment problème, d’ailleurs, et malgré sa discrétion sur ce sujet elle s’attira les moqueries de Gerd et de Kolia, qui connaissaient les coutumes de Béthély et avaient identifié ses tatouages d’épaules.

Lisbeï ne voulait pas penser à ce qu’elle aurait subi si elles avaient fait le lien entre ces tatouages et la fameuse jeune Bleue de Béthély impliquée dans l’affaire du Testament de Halde. C’était déjà bien assez d’être la plus jeune du groupe (Myne avait deux années de plus qu’elle), d’être trop savante (elle avait fait l’erreur de parler en slavoï aux Bleues de Baltike, entre autres), et d’être trop douée pour la taïtche (elle n’avait jamais pensé qu’on pût être trop douée » pour la taïtche)… De toute façon, après un mois, il était clair que Gerd et Kolia auraient trouvé n’importe quelle autre raison de la choisir comme cible. Lisbeï avait trop l’habitude d’être mise à part d’une façon ou d’une autre pour en être irritée ; elle observait les deux Bleues avec une curiosité presque fascinée, attentive aux courants d’émotions contradictoires qui les traversaient à leur insu. Peut-être l’auraient-elles laissée davantage tranquille, se dit-elle plus tard, si sa réaction avait été plus conventionnelle. Elles ne s’en prenaient pas à Myne, bien entendu : il y avait des limites à ce qu’on pouvait tolérer de mains tatouées en patrouille – surtout pour Gerd, qui avait dit sans apparence d’excessif remords qu’elle s’attirait facilement des bagarres. Kolia ne disait pas grand-chose ; elle se contentait de suivre Gerd. Mais elle était négligente, paresseuse et brouillonne, ce qui pouvait devenir dangereux pour son entourage : une des cabanes faillit être rasée par le feu pendant un de ses tours de cuisine.

Séparées le jour, les deux Bleues se retrouvaient chaque fois que les différentes patrouilles revenaient au poste, et en particulier la nuit. Elles ne faisaient pas l’amour d’une façon très discrète. Une fois, en revenant des latrines, Lisbeï vit que Gerd et Kolia étaient réveillées ; la gazole était allumée dans leur compartiment et Kolia fouillait, nue, dans un de ses sacs près de la porte ; elle se redressa à l’entrée de Lisbeï ; elle tenait deux objets oblongs, vaguement familiers. Se trompant sur l’expression de Lisbeï, elle lui en mit un sous le nez avec un sourire moqueur, en chuchotant : « Tu veux essayer ?

— Arrête, chuchota à son tour Gerd, invisible mais sarcastique, elle ne sait même pas ce que c’est !

— Un phallus », dit Lisbeï sans réfléchir.

IL y eut un glissement dans les émotions de Kolia, étonnement, approbation réticente, curiosité trouble. Gerd passa la tête dans l’entrebâillement du rideau de cuir : « Eh, Litale, tu as des ressources cachées ! »

Lisbeï atterrée se dit qu’elle venait de se trahir pour de bon. Mais les deux Bleues ne semblaient pas établir de rapport entre l’identification d’un phallus et l’entraînement d’une future Mère. Kolia lui caressa la joue avec le bois satiné du phallus, répétant, sur un autre ton maintenant : « Tu veux essayer ?

— Non ! » Puis la curiosité l’emporta : « Vous aimez ça ? »

La question et sa sincérité prirent au dépourvu la Bleue qui avait été prête à ironiser sur la vivacité du refus de Lisbeï. Elle haussa une épaule, sincère aussi comme par contagion : « Pourquoi pas ? De temps en temps, ça change, non ?

— Mais on n’est pas des perverses en Litale, Kolia, rit Gerd à son tour.

— Qu’est-ce qu’il y a de pervers là-dedans ? » ne put s’empêcher de dire Lisbeï. Inusité, oui, et plutôt comique, mais « pervers » ?

« Viens et on te montrera », dit Gerd ; il y avait là comme un avertissement ou une menace. L’ambiance de Kolia changea presque à regret, redevint moqueuse, « Non, non, pas la sage petite Litale ! », puis la Bleue se glissa derrière le rideau après un clin d’œil appuyé à Lisbeï, la gazole s’éteignit, et Lisbeï resta là un moment dans le noir à écouter les rires étouffés, puis les soupirs et les gémissements des deux autres. En retournant à tâtons dans son compartiment, elle sentit au passage que Myne ne dormait pas. Mais, du désespoir ou de l’envie, elle n’arriva pas à déterminer ce qui la tenait réveillée.

Le lendemain était jour de repos – ou du moins un jour sans patrouille, où l’on consignait les résultats des sorties des jours précédents et où l’on s’entraînait à la parade. Il était clair depuis le début que la parade selon Nance n’était pas celle qu’on pratiquait dans les Familles. Il fallait venir au contact et le but était de vaincre la partenaire. « L’adversaire », insistait Nance. Lisbeï mieux que toute autre comprenait le principe du déclic mental que ce changement de terme était censé provoquer, mais elle était incapable de s’y abandonner. Les autres aussi, d’ailleurs. La première matinée d’entraînement avait essentiellement consisté en une démonstration de Nance – avec Lisbeï, encore, la plus grande et la plus en forme du groupe, ce qui ne l’empêcha pas de se retrouver de nouveau par terre. Il y eut ensuite une discussion que la capte n’avait certainement pas pour la première fois avec un groupe de patrouilleuses. L’argument des Bleues était simple : « On ne lève pas la main sur une sœur en Elli ». Comment pouvait-il y avoir deux lois différentes, une pour les Familles et une pour la patrouille ? (Et chacune de penser sans doute à Gerd et à Myne, dont la présence dans cette patrouille particulière était une punition pour avoir justement levé la main.) La réponse de Nance était simple aussi : si on avait à lever la main sur une sœur en Elli – et il pouvait y avoir des circonstances extrêmes où c’était nécessaire, tout le monde en était finalement tombée d’accord – il valait mieux savoir ce qu’on faisait et comment le faire correctement.

« Mais ce n’est pas pareil ! protesta Sairle, défaite. Vous voulez nous apprendre à…

— À tuer », compléta Gerd avec une nonchalante malice.

La réplique de Nance les laissa interdites tant elle semblait inappropriée : « Vous croyez ? » Elle n’en dit pas davantage, mit fin à la discussion et répartit les patrouilles pour l’après-midi. Depuis, à chaque séance, elle faisait la démonstration d’un certain nombre de prises dont il suffisait de varier la force ou la durée pour les rendre mortelles ; ensuite elle choisissait une « adversaire » et l’attaquait sans relâche. Les exercices auxquels les autres s’essayaient avec une conviction variable étaient rythmés en arrière-plan par ses aimables « tu es morte », chaque fois que son adversaire manquait à se défendre avec efficacité et se retrouvait immobilisée. Elle avait coupé court à toute autre tentative de discussion.

Ce matin-là, le lendemain de l’incident des phallus, à la séance d’entraînement, Nance avait pris Gerd comme partenaire (ou plutôt comme objet de sa démonstration), et couplé Lisbeï avec Kolia. La Bleue était plus petite et plus mince, et aussi brouillonne dans sa façon de se battre que dans n’importe quoi d’autre : impossible pour Lisbeï de prendre cette séance au sérieux. Il en allait de même pour Kolia, de toute évidence : avec un mélange obscur de malice et d’obstination, elle s’accrochait à Lisbeï chaque fois qu’elle en avait l’occasion au lieu de rompre le contact. Une dernière mêlée lui laissa dans les mains la tunique déchirée de Lisbeï et, à l’éclair de triomphe qui la traversa alors, Lisbeï comprit que telle avait été son intention dès le début. Kolia fit un pas en arrière en agitant son trophée, sans quitter des yeux Lisbeï à moitié nue dans son collant de coton et son protège-seins en cuir : « Qu’est-ce qui se passe, Nance, si on est désarmée par la beauté de son adversaire ?

— On est désarmée, dit simplement Nance, qui venait d’en finir une fois de plus avec Gerd. La capte alla prendre deux bâtons dans le tas d’accessoires, en lança un à Lisbeï, tendit l’autre à Gerd : « Prends Lisbeï, Gerd. »

Gerd bondit en face de Lisbeï. Nance ne les avait pas souvent mises ensemble ; pourtant, elles étaient bien assorties, Lisbeï plus grande, Gerd presque aussi lourde. Toutes proportions gardées, Gerd semblait être la meilleure élève de Nance ; après quelques jours d’entraînement, elle avait même déclaré qu’elles auraient dû utiliser de vraies armes au lieu des simulacres en bois, pour être obligées de prendre l’entraînement au sérieux. Lisbeï n’aimait pas avoir Gerd comme partenaire. La Bleue n’avait aucune faculté approchant de près ou de loin celle de Tula, mais elle était perpétuellement entourée d’une barrière qui ressemblait un peu à la barrière-miroir. Ce n’était pas une surface lisse, cependant. Elle ondulait, se bosselait, un halo puisant en débordait de toutes parts comme d’une porte refermée à grand-peine sur une énergie anarchique. Tout cela, d’une façon incompréhensible pour Lisbeï, se transformait quand Gerd se battait. Dans une transe qui n’était pas non plus celle de la parade, ses yeux bruns trop rapprochés se fermaient à demi et son long visage un peu prognathe prenait une expression rêveuse. Lisbeï devait faire un effort pour ne pas se laisser distraire par le contraste entre cet extérieur languide et ce qu’elle percevait en Gerd de force soudain concentrée.

Depuis l’extérieur du cercle d’entraînement, Kolia lança sa tunique à Lisbeï. Nance l’intercepta : « Crois-tu que si le poste était attaqué on vous laisserait le temps de vous habiller ? »

Attaqué par qui, eut à peine le temps de s’étonner Lisbeï, et avant même qu’elle ait pu se mettre en position, Gerd était sur elle, une volée de coups qui la firent reculer en désordre. Une passe au ras du sol l’obligea à sauter et la passe suivante la prit en déséquilibre, un violent coup d’estoc assez près du plexus pour l’envoyer à terre sur le dos, cherchant son souffle. Elle entendit vaguement la voix excitée de Kolia et une masse dure s’abattit sur elle, qui sentait la sueur et la rage et autre chose aussi, qu’elle avait déjà perçu, mais chez qui… non, pour l’instant elle essayait de respirer et elle en était à demi empêchée par le bâton que Gerd lui appuyait sur la gorge, ou plutôt sur sa main gauche qui avait intercepté le bâton mais qui était bloquée contre sa gorge, comme son bras droit était coincé entre son ventre et le corps de Gerd, et Gerd appuyait de toute sa masse pour l’empêcher de repousser le bâton, mais qu’est-ce qu’elle faisait, elle aurait dû arrêter, elle avait gagné, qu’est-ce qu’elle faisait ?

Et tout à coup, une force venue d’elle ne sait où éclate dans le corps paniqué de Lisbeï, une force, ou une volonté, elle ne saura pas comment décrire cela par la suite (si c’était une volonté, c’était celle de son corps). Sa jambe droite accroche la jambe gauche de Gerd et sa hanche gauche se soulève en une torsion qui déséquilibre Gerd, et maintenant c’est Lisbeï qui a le dessus. Et elle est calme. Elle peut sentir le tourbillon rageur des émotions de Gerd mais elle est très calme. Comme au ralenti, elle arrache le bâton à Gerd ; lui retourne un bras dans le dos et lui aplatit le visage dans l’herbe, avec délibération, tout en lui faisant une prise d’étranglement ; puis, quand elle la sent commencer à suffoquer, elle la lâche d’un seul coup, se relève d’un bond, hors de portée. Gerd reste étendue un instant sans bouger, puis remue un peu. Kolia vient l’aider à se relever ; elle s’assied ; hébétée, elle a des taches d’herbe sur la figure. Lisbeï, à quelques pas, respire à grands coups, étonnée de ne pas trembler. Elle reprend conscience des autres, de Nance qui la dévisage en lui tendant sa tunique, la tête un peu rejetée en arrière. Avec approbation.

« Tu as choisi », lui dit seulement la capte ce soir-là, quand elle lui demanda pourquoi. Lisbeï perplexe baissa la tête sur la tunique qu’elle raccommodait. Choisi quoi ? De se défendre ? De s’arrêter à temps ?

« Gerd finira par se retrouver dans une Mauterre », dit Linde, qui les écoutait en réparant sa propre tunique déchirée par la maladresse de Sairle. Nance hocha la tête avec un petit soupir.

« C’est pour cela que tu ne veux pas que nous utilisions de vraies armes ?

— Non », murmura Sairle à la place de Nance. Et comme les autres la regardaient, elle se racla la gorge : « Ça n’a pas grand-chose à voir avec une arme. » Elle posa sa main à plat sur sa poitrine. « C’est là. Savoir… que c’est possible. Qu’on peut le faire. Et choisir de ne pas le faire quand ce n’est pas nécessaire. »

Nance hocha la tête de nouveau avec un petit sourire d’une curieuse tristesse.

L’image de Méralda, la tête en sang, flotta soudain dans la mémoire de Lisbeï, avec la douleur blanche de son propre bras cassé. Choisir…

« Mais si Gerd était envoyée dans une Mauterre, dit soudain Mégyn, les prenant par surprise car elle avait suivi une autre idée, rien ne l’empêcherait d’en repartir avant le temps.

— Non, dit Nance. Mais si elle se tient tranquille là où elle va ensuite, quelle importance ?

— Ça ne m’a jamais semblé bien… juste, quand même », marmonna Mégyn.

Nance eut de nouveau son petit sourire triste : « Des solutions imparfaites pour un monde imparfait.

— On l’aurait à l’œil, de toute façon, avec ses mains tatouées, remarqua Berte. Et si elle recommençait, ce serait les Mauterres. »

La Passe des Renégates. Le panier d’osier où l’on plaçait les condamnées, sans armes, sans nourriture, et la descente dans le léger grincement de la poulie le long de la faille abrupte, impossible à escalader, qui coupait la Passe en deux. Lisbeï n’y avait jamais assisté mais il y en avait une description impressionnante dans un des romans de Ludivine de Kergoët. La partie haute de la Passe se trouvait en deçà des pierres bleues ; la partie basse ne se trouvait pas intégralement au-delà, mais cela revenait au même : une seule direction était ouverte à partir du pied de la falaise, vers le nord-est, vers les Mauterres. Les deux autres passes les plus proches se trouvaient à au moins cinq et huit jours de marche à cause du terrain difficile, et un poste permanent de patrouille était installé dans chacune elles. De toute façon, les poisons ou les bêtes des Mauterres faisaient vite ; c’était seulement chez Ludivine de Kergoët qu’une renégate injustement condamnée arrivait en titubant au poste de la Passe Amberger pour y mourir dans les bras de sa bien-aimée. Dans la réalité, on n’avait jamais vu personne sortir vivante des Mauterres. « On ne porte pas la main sur une sœur en Elli. » Non : c’étaient les Mauterres qui tuaient à la place des humaines. Qu’en aurait dit Garde ? Et si la Passe n’existait pas, que ferait-on des renégates ?

Il y eut un petit silence déconcerté.

« Mais le fait est qu’elle existe et que c’est pour cela que nous agissons ainsi, dit enfin Linde. Les Ruches ont fait sauter un pan de la montagne exprès. Autrement, nous aurions trouvé un autre endroit d’où les renégates ne pourraient pas revenir, je suppose. Les disciples de Garde ont aidé à élaborer les Chartes du Pays des Mères. Garde aurait sûrement approuvé. Les Mauterres sont le signe de la folie du Déclin, c’est… approprié d’y envoyer celles dont le comportement est une ancienne folie. Et puis, sinon, qu’est-ce qui empêcherait des renégates de faire du mal aux autres, aussi longtemps qu’elles le voudraient ? Tu serais prête à t’en occuper, toi, Litale ? »

Il y eut quelques sourires. S’il n’y avait pas eu Sairle, et plus tard Myne, pour partager leurs prises avec elle, Lisbeï aurait toujours été affamée pendant les deux derniers mois de sa patrouille. Quelques jours plus tôt, elle était allée relever des collets avec Myne – elle s’était trouvée capable de préparer et de manger les animales qu’elle capturait ainsi : jusqu’alors, elles avaient toujours été déjà mortes. Mais la petite lapine était encore vivante dans le piège, bien qu’une autre bête, sans doute dérangée par l’arrivée des deux Bleues, l’ait férocement mordue à la nuque. Lisbeï s’obligea à la sortir elle-même du piège. Sous la fourrure toute poissée de sang, le cœur de l’animale battait follement. Il fallait l’achever, elle n’aurait pas survécu de toute façon. Lisbeï la tenait, elle tenait cette chaleur condamnée, tressaillant de vie, elle imaginait la séquence de mouvements qui y mettrait fin, prendre la tête fermement dans une main, le corps dans l’autre, une torsion… Mais elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas !

Myne prit l’animale, et d’un geste précis, économe, lui cassa le cou. Puis elle caressa les oreilles enfin immobiles, la fourrure douce sur le crâne. En relevant la tête, elle rencontra le regard de Lisbeï, ne détourna pas les yeux. « Parfois, il faut. »

Mais avec des gens, ce n’était pas la même chose, pas du tout ! Même Myne, qui avait déjà tué, après tout, ne se serait pas proposée pour… exécuter des renégates ! Il n’y avait pas de « il faut » avec des humaines !

Et soudain, Lisbeï s’était rappelé Antoné, les occasionnelles tristesses noires d’Antoné. Il y avait des « il faut » pour les Médecines. Les bébés trop handicapées à la naissance et que chaque souffle torturait pour rien puisqu’elles ne survivraient pas plus de quelques heures ; les malades terminales dont on ne pouvait plus atténuer les souffrances et qui demandaient à en finir… Elle n’y avait jamais pensé : les Vertes n’allaient pas dans cette partie-là de l’infirmerie et on ne leur en parlait pas.

Est-ce si facile de ne pas penser à ce qu’on ne voit pas ? Il y a eu Loï, mais j’étais trop petite. Et Méralda… Mais justement, Méralda… Et puis, il y avait tellement de réponses, à Béthély, tellement de protections. « On ne porte pas la main… » et même « La Tapisserie »… Mais si on commence à faire sauter les protections… Si on peut porter la main, s’il le faut parfois… Mais pourquoi le faut-il ? Et pourquoi Gerd, qui se retrouvera peut-être dans une Mauterre un de ces jours, pourquoi Myne qui ne s’y retrouvera sûrement pas ? Parce qu’elles sont comme ça dans la Tapisserie ? Et moi aussi ? En quoi aurais-je « choisi », alors, comme le disait Nance ? Parce qu’Elli ne sait pas quel dessin Elli trace avant que nous l’ayons tracé nous-mêmes ?

Après son retour à Wardenberg, Lisbeï serait toujours étonnée de se rappeler qu’elle n’était pas partie très longtemps. Comment avait-elle pu apprendre autant de choses en une période si brève ?

Chroniques du Pays des Mères
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